Avant de lire… Tè mawon

Prenez un peu d’Aimé Césaire, ajoutez une pincée d’Alain Damasio, versez une bonne rasade de William Gibson, assaisonnez le tout avec quelques épices secrètes, un soupçon de génie et beaucoup de talent et… hop ! vous obtenez Tè mawon, un excellent roman de SF cyberpunk caribéen (oui, oui). Bien évidemment, Tè mawon ne se résume pas à un bête mélange de ces trois influences. Si l’on retrouve bien ces inspirations (parmi d’autres), Michael Roch a su tracer sa propre voie et dépasser ses prédécesseurs pour créer son style et accoucher d’un roman original, frais, novateur. Et fichtrement agréable à lire.

L’argument, en un mot : dans un futur proche, Lanvil est une mégalopole unissant toutes les îles des Caraïbes. Les nouveaux états caribéens se sont affranchis de la tutelle des anciennes puissances coloniales mais les inégalités sociales perdurent au coeur de la ville tentaculaire, avec un anwo luxueux pour les privilégiés et les classes moyennes et un anba crasseux pour le rebus de la société. À la révolte qui se prépare se mêle la quête de la terre ancestrale, le sol caribéen enfoui sous le béton de Lanvil.

L’histoire en elle-même est assez classique et l’agencement vertical d’une mégalopole ou d’un monde selon la hiérarchie sociale se retrouve dans bien d’autres œuvres littéraires et cinématographiques. Mais les thèmes qui supplantent cette trame principale apportent de la profondeur au récit. Je pense notamment à la notion du Tout-Monde (emprunté à Édouard Glissant), à la réflexion sur le langage, les rapports de domination et l’héritage du passé. Et puis Michael Roch parvient à rendre son récit vivant et prenant. La narration est très efficace et l’immersion a été immédiate pour moi.

On peut pas construire une nation solide sur des roseaux et des fruits pourris. Tu sais ce qu’ils chantaient les zansèt ? Total destruction, the only solution ! Zansèt pa ka mò !

Tè mawon est un roman de science-fiction assurément cyberpunk, avec ses corpolitiques toutes puissantes, cette ville ultra high-tech, ces êtres humains augmentés et l’omniprésence du numérique. Mais l’auteur plante le décor dans notre monde, sur la planète Terre, et plus précisément dans les îles caribéennes. Rien que ce choix, ce décentrement, fait de Tè mawon un roman singulier dans le paysage de la science-fiction littéraire française. De par les thématiques abordées (le colonialisme et les rapports de domination au sens large) et en plaçant au centre de son récit des personnes noires, l’auteur s’inscrit dans le courant de l’afrofuturisme qui se donne pour objectif de définir un futur enviable dans lequel les hommes et les femmes noires seraient libérées de toute forme de domination.

Ce qui nous aliène, c’est de rester prisonniers d’un langage. […] Ce qui nous aliène, c’est la dépossession d’une langue au profit d’une autre. Car elle déforme le corps, elle le contraint dans un système qui ne correspond pas à sa pensée.

Une des grandes richesses de ce roman (et c’est là notamment qu’on retrouve un peu l’influence de Damasio) est le travail réalisé sur le langage. Celui-ci tient une place très importante dans le roman. Les personnages s’expriment différemment, selon leur origine et leur place dans la société. Par exemple, Joe, un migrant venant de France métropolitaine, incorpore dans son langage des termes issus du l’argot tandis que son acolyte, Patson, qui est originaire de la partie de la ville correspondant à Cuba, utilise des mots espagnols et anglais. Les personnages de l’anwo vont s’exprimer quasi exclusivement en Français. Quant à Pat et aux autres membres des familles mafia de l’anba, ils parlent essentiellement en créole. Ainsi, Michael Roch a fourni un gros travail sur le vocabulaire utilisé par ses protagonistes et sur leur façon de parler. Il y a une réelle diversité dans les langages, un métissage très réussi qui ne choque pas tant il paraît naturel. La lecture s’en trouve à la fois exigeante et agréable, avec une musicalité que l’on retrouve rarement dans ce genre de roman. Je dois avouer que je n’ai pas compris tous les mots en créole mais il faut parfois accepter de lâcher prise et se laisser porter. D’autant plus que l’on finit par comprendre la quasi totalité de ce qui est dit grâce au contexte ou en lisant à voix haute.

Les personnages sont dans l’ensemble bien écrits. La personnalité et l’histoire de certains d’entre eux ne sont pas très développés (comme Joe qui semble surtout servir de véhicule pour le lecteur) mais d’autres possèdent une vraie profondeur. Pat est sans doute le personnage le plus intéressant, suivi de près par Ézie. Même Patson qui paraît un peu banal au début du roman gagne en profondeur au fil de l’histoire.

Bref, Tè mawon est un roman de très grande qualité que je recommande vivement. Il est court, dense et intense. Le genre de livre qu’il faut relire une seconde fois pour en saisir toutes les subtilités. La preuve, s’il en fallait encore, que les auteurs et autrices francophones ont beaucoup à apporter à la science-fiction et qu’il serait dommage de les snober au profit des auteurs anglo-saxons. Lisez Tè mawon, lisez Michael Roch. Vous ne le regretterez pas.


Pour aller plus loin :

Pour mieux comprendre Tè mawon, je vous invite à écouter Michael Roch sur France Culture dans l’émission La Méthode Scientifique. Il a plein de choses très intéressantes à dire. Il a aussi été interviewé par les copains/copines angevines de l’association ImaJn’ère, c’est à voir ici.

Vous pouvez aussi retrouver d’autres chroniques sur ce roman, par exemple : Post Tenebra Lire, De l’autre côté des livres ou encore Un Spicilège.

2 commentaires sur “Avant de lire… Tè mawon

  1. Je le mets de suite dans ma PAL. Les thématiques et l’angle d’approche m’intéressent grandement en ce moment, et tout ce qui tente de déconstruire notre vision colonialiste du monde est extrêmement enrichissant pour moi. Merci pour cette découverte!

    Tu peux aller voir aussi du côté des écrits de Nnedi Okorafor (j’ai lu Kabu Kabu, une de mes meilleures lectures de 2022), écriture afrofuturiste et féministe.

    1. Je viens tout juste de voir que tu avais laissé un commentaire ! Plus de six mois après… Il faut que je revoie mon système de notification. ^_^’

      Tu me diras ce que tu en penses quand tu l’auras lu. Ce n’est pas le roman le plus accessible du monde mais si tu parviens à entrer dedans, je pense que tu vas apprécier.

      Je n’avais jamais entendu parler de Nnedi Okorafor. Je note son nom dans un coin, merci pour la recommandation !

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